sexta-feira, 1 de novembro de 2013

Le Regard des Statues par Jean Starobinski

Le regard des statues
Pourquoi toutes ces statues dans les paysages de la mélancolie ? Pourquoi, au signal donné en 1912 par Giorgio de Chirico, toutes ces grandes scènes de mélancolie dans la peinture du début de notre siècle ? Les peintres n’avaient pas à s’expliquer sur leurs intentions expresses. Les poètes, prenant le relais, laissaient à ces images leur caractère énigmatique. Pierre Jean Jouve termine son poème intitulé « La mélancolie d’une belle journée » ( 1927) en évoquant la « mort prochaine : cette sta­tue / Qui bouge en remuant lourdement ses seins relevés ». Ces peintures et ces poèmes sont les vanités de l’art de notre siècle. Ils ont généralement pour théâtre la ville, mais une ville menacée de ruine, ou vidée de ses habitants. L’architecte qui a construit ses arcades est mort. On ne bâtira plus. « Et que six millions d’habitants aient passé par ici / Sans y demeurer vraiment plus d’une heure ! Ô Dieu, il y a beaucoup trop de mondes inanimés», dit encore Jouve dans le même poème'. Les statues de Chirico régnent sur des décors presque vides où de rares acteurs circulent sans se rencontrer. Magritte tente un exorcisme ironique, en douant ses statues d’un pouvoir de lévitation, sous un ciel qui ne pèse rien (la peinture n’a pas de poids).


Oui, pourquoi cette dissémination des statues dans les terri­toires de la peinture et de la poésie ? On peut supposer quelques motifs, mais il faudra multiplier les conjectures, aucune n’étant vraiment décisive. Une statue dans un tableau, c’est assurément
1.    Pierre Jean Jouve, « La mélancolie d’une belle journée», Les Noces, dans Œuvre, t. I, Paris, Mercure de France, 1987, p. 147.

un point nodal dans l’organisation de l’espace pictural, un appel que le regard spectateur ne peut ignorer : il faut s’y arrêter, s’y attarder. Ainsi changent les rapports internes de l’œuvre ; la statue établit dans le silence du tableau un volume compact, redoublant le silence. Elle est une représentation dans la représentation, une autre œuvre à lire dans l’espace de l’œuvre. Elle ne s’inscrit pas seulement dans les rapports perspectifs, elle est indicatrice de rapports temporels. Comme les architectures, son achèvement (ou son inachèvement, sa dégradation) fait contraste avec tout ce qui, autour d’elle, paraît appartenir au temps de la vie corruptible.
S’il y a des figures vivantes à ses côtés, elle en définit ou modifie le statut : les personnages autour des statues remplissent, de ce fait, des rôles imposés ; ils deviennent, auprès d’elles, des dévots méditatifs ou des collectionneurs, des artistes ou des passants éphémères. Et surtout, l’image de pierre établit avec les images de chair un contraste où est inévitablement impliquée une pensée de la vie, de la mort et de la survie.


On suppose volontiers que l’artiste figure ou conjure sa propre pétrification en représentant une statue de la mélan­colie. Frappé d’étrangeté, menacé de paralysie au plus intime de sa vie, il dresse l’image de ce sentiment dans l’espace extérieur et lui donne corps. Dans la fameuse Melanconia de Chirico, la statue au regard baissé ne regarde personne. En plein jour, elle est un solennel soulèvement de l’obscu­rité, complice des longues ombres portées. Son opacité, son aveuglement répandent la solitude autour d’elle. Sa pré­sence produit de l’absence. Le relief de l’œil ouvert laissait attendre un rapport visuel, mais ce rapport sitôt imaginé est contredit par une massive négation. Selon les conséquences requises par la logique même de l’absence de regard, d’autres figures de Chirico, les personnages-mannequins, perdront le relief du visage : ils ont pour tête un ovoïde lisse, ou une dérisoire tige verticale. Une face est-elle nécessaire, quand il n’est plus question de rendre regard pour regard ?


Cette perte de relation entre regardant et regardé est encore un aspect de l’expérience mélancolique. Le sujet mélancolique, privé d’avenir, tourné vers le passé, ravagé, éprouve la plus grande difficulté à recevoir et à rendre un regard. Incapable de faire face, il a le sentiment que le monde est aveugle à sa misère. Il se sent déjà mort dans un monde mort. Le maintenant figé règne au-dehors comme au-dedans. Et le sujet mélancolique attend que lui soit adressé un message d’apaisement, qui réparerait le désastre intérieur et lui ouvrirait les portes du futur. Mais il n’a autour de lui que des êtres qui lui ressemblent, et il désespère de ce déni du regard. Ou plutôt : il ne désespère ni n’espère, il souhaite obscurément avoir l’énergie de désespérer[1].


Châtiments et récompenses

Peut-on s’arrêter à cette première interprétation ? Elle sup­pose trop facilement la similitude, la ressemblance spéculaire, le redoublement du sentiment en son exacte image fabulée. Comme si la statue au regard de ténèbre était le répondant visible du mutisme intérieur. C’est privilégier la composante narcissique de la mélancolie. C’est trop bien pondérer le ne pas voir et le ne pas être vu en retour. Est-ce suffisamment faire la part de la dissymétrie ? Car le propre des états dépressifs les plus « profonds », c’est de désirer l’image de soi sans parvenir à l’obtenir, c’est de sentir l’écart entre soi et toute image pos­sible. Quelques fables de la métamorphose et de la disparité nous en parlent.

Ne regardez pas certains spectacles, votre corps deviendrait animal ou statue ! Ces spectacles portent la mort, il faut fer­mer les yeux. La femme de Loth, se retournant pour regarder Sodome en flammes, devient statue de sel (et la loi interdira de façonner des simulacres). La femme de Loth a bravé un interdit en regardant derrière elle : Respiciensque uxor eius post se, versa est in statuam salis1.

Anaxarète, voyant du haut de son palais passer le convoi funèbre d’Iphis, qui s’est donné la mort pour elle, se pétrifie. Elle est punie d’avoir méprisé un prétendant de basse naissance. « Peu à peu la dureté du marbre, qui fut toujours dans son cœur, envahit ses membres », commente Ovide, qui ajoute que cette statue prendra le nom de Venus prospiciens, Vénus qui regarde devant soi[2]. Regarder devant soi, en l’occurrence, n’est pas moins fatal que regarder derrière soi, quand c’est Sodome qui brûle. Respiciens et prospiciens se font un singulier écho, dans la mémoire de la latinité païenne et biblique qui a été langage commun durant tant de siècles.


Surtout, ne vous exposez pas à certains regards. Il n’y a pas que les yeux terribles de Méduse qui soient pétrifiants. Les dieux sont terribles pour ceux qui prétendent les surpasser. Niobé défie Latone et veut qu’on lui accorde les honneurs d’une déesse. La colère d’Apollon frappe de mort les quatorze enfants de Niobé, et Niobé elle-même n’est bientôt plus qu’une pierre qui pleure. Faut-il comprendre — en « moralisant » librement Ovide - que la punition de ceux qui croient en leur propre perfection, en leur beauté achevée, c’est de les obtenir ?

Or, sitôt qu’on peut imaginer pareil passage de la vie à la mort, n’est-il pas permis de rêver un passage inverse, de la mort à la vie, de la pierre à la chair ?

Les statues sont filles de la main guidée par le regard. L’artificieux Dédale, croyait-on, fut le premier qui ouvrit les yeux des statues. Et quel immense peuple de statues voyantes, à partir de l’inventeur mythique, s’échelonne dans les avenues de l’histoire !

Car certaines statues sont si parfaites qu’elles paraissent contenir une vie imminente et une force prête à se mettre en mouvement. Il en est qui s’animent pour accomplir une ven­geance surnaturelle, telle la statue du Commandeur qui punit le Burlador. Il en est aussi qui deviennent capables d’amour, et de cruelle jalousie. Mérimée, sur ce thème, reprend un vieux mythe et en fait La Vénus d’Ille. Une autre statue de Vénus devient une séduisante chasseresse dans le Marmorbild d’Eichendorff. Le fantastique des automates n’est pas éloigné1. Savoir que l’âme vivante est fragile conduit à imaginer l’implacable supériorité de ce qui n’a pas d’âme. Réciproquement, rencontrer le pesant vouloir, le pas têtu de la matière minérale, c’est ressentir de manière extrême l’imperfection de notre fluctuante existence.
Le matériau de Pygmalion

Reconsidérons l’un des mythes d’origine de la sculpture : Pygmalion. Comme le mythe d’origine du dessin (la fille de Dibutade traçant sur la muraille l’ombre de son amant qui va partir2), il met en œuvre le désir amoureux aux prises avec l’absence. En l’occurrence, la sculpture est l’ouvrage d’un désir détourné, différé, transféré : c’est un désir qui souhaite se réa­liser sans avoir à connaître l’effroi de rencontrer le désir d’un être différent de soi. Il faut rétablir l’histoire de Pygmalion dans son premier contexte : Ovide raconte qu’il vivait dans le célibat, sans compagne, parce qu’il éprouvait du dégoût (ioffensas vitiis) pour les crimes des femmes de son pays, les impures Propétides qui furent les premières à trafiquer de leur corps3. Le sang se retira de leur visage en même temps que la


1.    Dans la foison des exemples du passage à la vie, il ne faut pas oublier ceux où l’éveil sensible est celui de l’ouïe, conjointement avec le pouvoir de parler. La statue du Commandeur entend l’invitation blasphématoire adressée par Don Juan, et elle lui répond. Un poème de Michel-Ange fait parler sa Nuit de la chapelle Medici : celle-ci réclame le silence, une voix trop forte pourrait l’éveiller :
Caro m’ï'l sonno, e più l'esser di sasso, Cher m est le sommeil, et plus être de pierre, non veder, non sentir m "e gran  tant que la honte et le dommage durent ;
ventura :
mentre che’l danno e la vergogna ne pas voir ni ouïr m’est grand bonheur ; dura :
perd non mi destar, deh, parla basso. ne m'éveille pas, de grâce, parle bas.
Poésies, Traduction française par Adelin Fiorato, Belles Lettres, 2004, p. 129.
2.    Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXXV, 43, I.
3.    Le texte porte : corpora cum forma.


pudeur. Le châtiment décrété par Vénus les fit devenir pierres. Pygmalion, chastement, sculpte non le marbre, mais l’ivoire. Si tel est le matériau, on imagine que sa statue possédait plutôt la dimension d’une poupée, à moins qu’il ne fût supposé travailler par pièces rapportées et ajustées ; le voici bientôt enflammé d’amour pour l’image qu’il a façonnée :


Son heureux ciseau, guidé par un art merveilleux, donne à l’ivoire de neige une forme que jamais femme ne reçut de la nature, et l’artiste s’éprend de son œuvre. Ce sont les traits véritables d’une vierge ; on l’aurait crue vivante ; et sans la pudeur qui la retient, on la verrait se mouvoir : tant l’art disparaît par l’effet même de l’art[3].

Le désir pygmalionien - pense le lecteur moderne - ne peut supporter le risque d’aller à la rencontre de l’inquiétant émoi féminin. Il souhaite ne pas sortir de soi, et pourtant étreindre un objet vivant qui réponde à sa passion. N’aurait-il pas le privilège, tant est grand son désir, d’animer le marbre ou l’ivoire et d’en faire une compagne merveilleuse ? Pour peu que les dieux accordent leur consentement, l’art conjurerait la peur d’affronter une vie extérieure. La faveur divine per­mettra qu’un regard amoureux, né dans la matière opaque, soit rendu au sculpteur à travers une paupière qu’il aura lui-même dessinée dans la pierre. Pygmalion, selon le récit, ayant de ses mains formé une figure parfaite, lui voua un parfait amour. Vénus récompensa son vœu : l’ivoire respira et rendit les baisers ; la statue « leva la lumière de ses yeux vers la lumière extérieure », et « vit en même temps », dit Ovide, « le ciel et son amant[4] ».


Mais un trouble affecte la descendance de Pygmalion. L’his­toire qui fait suite,.dans le récit d’Ovide, est celle de Myrrha, amoureuse de son père Cinyre (l’un des fils de Pygmalion) ; la fille se glisse dans la couche du père, alors qu’il est ivre au soir d’une fête. De cette union incestueuse naîtra Adonis. Singulier accouchement. Myrrha, transformée en arbre, donne naissance à travers son écorce à cet enfant d’une beauté par­faite. Des larmes odorantes ruisselleront à jamais le long de ce tronc. Comme l’étrange venue au monde de la statue de Pygmalion, la conception et la naissance d’Adonis marquent d’un signe très singulier l’exception et la part de monstruosité qui les contrecarrent[5].

Que la peinture, la sculpture, l’opéra de l’époque des Lumières
-     surtout en France - aient si souvent repris l’histoire de Pyg­malion, c’est la preuve de l’attrait qu’exerçaient, à ce moment, les images de l’éveil sensoriel.

Falconet ne fut pas le seul à façonner dans la pierre l’instant où une statue sort de son immortalité figée pour entrer dans l’existence mortelle, et surtout pour rendre des baisers à celui qui lui a donné sa forme. L’imagination de son époque - tout au moins de ses élites « éclairées » — trouvait là de quoi satis­faire à la fois un parti pris esthétique de parfaite imitation de la nature, et un besoin de glorifier le plaisir charnel. L’artiste
-     père unique de la bien-aimée produite par ses mains - aura mérité son bonheur quasi incestueux[6].


Rousseau, qui dans sa jeunesse avait ébauché un opéra sur le mythe d’Anaxarète[7], composa vers la fin de sa vie une « scène lyrique » dont le héros est Pygmalion, c’est-à-dire l’artiste qui s’aime lui-même dans son œuvre et qui brûle d’être aimé en retour par celle-ci (Rousseau est le premier à la nommer Gala- thée[8]). Dans cette scène accompagnée de musique qui eut un large succès, le regard désirant franchit tous les obstacles. Au début du mélodrame, la statue est voilée. Pygmalion pressent que son regard sur la statue sera mêlé d’effroi. Il accomplit « en tremblant » le geste du dévoilement. Elle lui paraît inachevée. Il prend son ciseau, et n’ose pourtant toucher au marbre. Des « traits de feu » lui semblent sortir de la trop parfaite statue. Le sentiment d’inachèvement ne le quitte pas. Seulement l’achèvement dont il rêve désormais n’exige plus un progrès du travail sur la matière : c’est le passage à la vie. Pour que la statue s’anime, le sculpteur donnerait jusqu’à sa propre vie. Seulement cette fusion ou transfusion de vie est inacceptable pour le désir. Le regard s’abolirait : « Si j’étais elle, je ne la verrais pas, je ne serais pas celui qui l’aime[9] ! » Et tout un jeu de regards, bientôt réciproques, se développera au moment où la statue commence à devenir vivante. La vérité de la méta­morphose sera attestée par un geste de la statue, une main qu’elle tend, saisie et baisée par le sculpteur. C’est la naissance du toucher. Juste auparavant, selon les indications scéniques, aura étincelé la rencontre par le regard : « Galathée s’avance vers lui et le regarde. Il se lève précipitamment, lui tend les bras, et la regarde avec extase[10]. »




La vérité du sentiment est le grand article de foi de Rousseau. Lui qui se dit chrétien, il n’accepte pas les miracles de l’Évan- gile, mais il attribue à la « voix » du sentiment une autorité souveraine. Or le mythe de Pygmalion, dans son expression mélodramatique, permet de conférer valeur d’évidence à la puissance active du sentiment. Celui-ci, non content d’avoir créé « l’image de ce qui n’est pas », exige et obtient que cette image accède à l’être, qu’elle quitte le règne des objets inertes pour entrer dans celui de la vie. La réciprocité vivante ima­ginée par Rousseau résulte de la perfection de la statue, mais transmue cette désirable perfection en beauté mortelle - la livre au temps, donc à la mort possible. Et l’on peut ajouter : l’orgueil de la rêverie de toute-puissance trouvera la punition dans sa réalisation même.
Une voie inverse est imaginable : la statue qu’on détrui­rait retournerait aussi au temps. Sa forme parfaite s’efface­rait, l’indétermination reprendrait le dessus. La poétique des ruines a donné de ce retour aux herbes folles une illustration considérable. Plus radicalement, et dans un sens dès lors tout matérialiste, Diderot (dans Le Rêve de d’Alembert) imagine de mettre en poudre une statue de Falconet, sans doute celle qui représente Pygmalion aux pieds de Galathée. La poudre de marbre mêlée à la terre deviendrait sève et plante, la plante digérée par l’animal ou l’homme deviendrait chair. La sensibilité, présente à l’état inerte dans la pierre, passerait à l’état actif dans le corps vivant. Cette hypothèse, hardiment défendue par Diderot, franchit avec une imprudente témérité l’intervalle qui sépare la matière inorganique et la vie orga­nique. Elle peut conduire à penser que la vie est obscurément latente dans la matière elle-même, et que tout est esprit. Elle peut aussi laisser entendre qu’il suffit que de la matière soit présente dans l’univers : la vie en résultera, indifféremment monstrueuse ou harmonieuse, sans qu’il soit besoin d’invo­quer aucune divinité ni aucune âme. Prévaudrait alors le cycle indéfini de la décomposition et de la recomposition. Loin d’être le développement d’un esprit, la vie dès lors se réduira à une combinaison de la matière. Ce qui laisse imaginer l’infini recommencement de la vie, au sein d’un univers conçu comme un océan de vie.
Murs qui voient, deux vides

La vie est-elle l’œuvre d’une volonté artiste ? Est-elle une efflo­rescence spontanée et souvent monstrueuse de la matière livrée à l’infini hasard ? Dans les premières décennies du romantisme, ces deux versions de l’engendrement de la vie seront présentes dans l’imagination des poètes.
Mais, dans le cas de Gérard de Nerval, une autre bipolarité se manifeste qui s’exprimera à nouveau par des images de regards et de statues, relayant les images de l’époque précédente. L’expé­rience nervalienne oscille entre l’intuition d’un foisonnement du sens et celle d’un effondrement de la vie universelle. La folie, pour Nerval, a consisté à se sentir vivre tantôt dans un monde sursaturé de signes, tantôt dans la déroute de la signification. Pour formuler ces intuitions contradictoires, Nerval, en des images d’une extraordinaire intensité issues confusément de toutes les mythologies, a constamment recouru à l’opposition matricielle du regard et des ténèbres.
L’espoir d’une communion panpsychique, chez lui, est par­fois si exigeant qu’il croit deviner, proche d’éclore, un pouvoir de vision qu’exercerait la pierre brute, avant même qu’aucun sculpteur n’ait fait d’elle une statue. Le tercet final de « Vers dorés » l’affirme avec solennité :


Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie ;
À la matière même un verbe est attaché...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !
Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres[11] !

Comment mieux convertir en regard « l’être obscur » ? Com­ment mieux dire que les ténèbres ne sont jamais absolument ténébreuses ? En certains lieux chargés de mystère, comme Schônbrunn, combien désirante a été l’attention portée par Nerval aux statues ! Ce qui peut sourdre d’elles est assurément un regard, mais davantage encore : un don maternel. Ainsi à Vienne : « J’adorais les pâles statues de ces jardins que cou­ronne la Gloriette [italiques de Nerval] de Marie-Thérèse, et les chimères du vieux palais m’ont ravi mon cœur pendant que j’admirais leurs yeux divins et que j’espérais m’allaiter à leur sein de marbre éclatant'. »


Un personnage de Nerval, Fabio, amoureux de la cantatrice Corilla, se compare lui-même à Pygmalion. Il monologue : « Ainsi que Pygmalion, j’adorais la forme extérieure d’une femme ; seulement la statue se mouvait tous les soirs avec une grâce divine, et, de sa bouche, il ne tombait que des perles de mélodie. Et maintenant voici qu’elle descend à moi[12]. » Ce jour-là, en effet, il reçoit la promesse de la rencontrer, pour la première fois, hors du théâtre. Lors de la très brève scène de la promesse, l’actrice l’a regardé : « L’éclair de ses yeux me traversait le cœur, de même qu’au théâtre, lorsque son regard vient croiser le mien dans la foule. » Il verra donc, « pour la première fois à la lumière du jour[13] », dans un jardin de Naples, celle qu’il adore sur la scène. Il s’attend à rencontrer la statue dans la proximité vivante. Mais Corilla se présente sous l’habit d’une pauvre bouquetière, que Fabio, « trop poète », ne sait pas reconnaître. Il a beau voir un « pied charmant » — un pied de statue - qu’on lui montre sur un « banc de marbre ». Il l’évince, en lui disant qu’il n’aime que la seule actrice. La bouquetière ne redevient pour lui Corilla qu’au moment où elle commence à chanter : la voix apporte trop tard la preuve d’une identité[14]. Fabio n’avait d’abord perçu qu’une vague res­semblance. Corilla fait la leçon à son amoureux : elle n’a pas été aimée pour elle-même. Car elle n’a jamais été qu’un rêve pour un spectateur ébloui dans sa loge par l’héroïne d’opéra. Corilla refuse de lui appartenir : son amour à lui « a besoin de la distance et de la rampe allumée ». Qu’il reste désormais à distance !


Dans Aurélia, l’un des rêves racontés fait apparaître trois fées tisserandes, et entraîne Nerval à la suite de l’une d’elles. Celle-ci se perd, hors d’un parc, dans un espace à demi sau­vage. « De loin en loin s’élevaient des massifs de peupliers, d’acacias et de pins, au sein desquels on entrevoyait des statues noircies par le temps1. » L’image des statues appelle, comme à Schonbrunn, celle des fluides désaltérants : « J’aperçus devant moi un entassement de rochers couverts de lierre d’où jaillissait une source d’eau vive, dont le clapotement harmonieux réson­nait sur un bassin d’eau dormante à demi voilée des larges feuilles de nénuphar[15]. » Guidant toujours le rêveur, la figure féminine « entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière », puis « se mit à grandir sous un clair rayon de lumière », attirant avec elle tout le jardin. Elle finit par échapper au regard. Et la scène s’assombrit. Le narrateur éprouve alors la détresse d’un terrible abandon :
Je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur[16]. « Oh, ne fuis pas, m’écriai-je... car la nature meurt avec toi ! »

Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme pour saisir l’ombre agrandie qui m’échappait, mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien... Je reconnus des traits chéris, et portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l’aspect d’un cimetière. Des voix disaient : « L’Univers est dans la nuit[17] ! »

Le « clair rayon de lumière » n’a pas persisté. Le mur aveugle, cette fois, n’est plus habité par un regard, comme le procla­maient les « Vers dorés ». L’expansion-disparition de l’immense figure féminine, sa chute sous la forme d’un buste parmi les « statues noircies » ont pour suite immédiate l’annonce de l’obscurcissement cosmique. Est-ce trop présumer que de voir dans le monde enténébré la transposition cosmologique du buste gisant à terre et des statues noircies ? C’est alors la nuit du monde qui serait le regard de la statue.
Dès lors, le malheur, pour le héros du rêve, n’est pas seu­lement d’avoir perdu de vue la « dame » qui le guide, d’être devenu incapable (en raison de quelle faute ? de quel manque enfantin de force ?) de la poursuivre et de la rejoindre : le malheur, c’est qu’une nuit substantielle ait envahi le monde. Il ne reste que « des voix » qui déclarent la mort du monde. Et le pire malheur est que, tout ensemble, le monde, les figures divines, Dieu lui-même aient perdu tout regard.

L’anxiété est à son comble quand les ténèbres sont éprouvées comme un flot maléfique envahissant l’univers. D’où venues ? De la face du Dieu mort. Nerval, dans un autre texte, évoque une nuit qui « rayonne » du plus profond de l’univers. Son foyer est l’orbite qui ne contient plus ce qui, dans un âge antérieur, avait été l’Œil vivant et éclairant. S’inspirant expressément du fameux « songe » de Jean-Paul[18], Nerval fait dire par le Christ, au mont des Oliviers :
En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite Vaste, noir et sans fond ; d’où la nuit qui l’habite Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours.


Le monde est livré à la « froide nécessité' ». La tête de mort, dans les tableaux de vanités du XVIIe siècle, invitait le specta­teur à diriger ses pensées vers un plus haut destin spirituel. Mais à quoi bon tourner son regard au-dessus de la terre ? Voici l’orbite vide qui règne désormais dans la profondeur de l’espace, annonçant que la loi matérielle - la nuit - est la seule maîtresse. Dans cette Vanité suprême, le crâne n’est plus celui d’un mortel anonyme contemplé par le pénitent, il occupe la place qui était celle même de Dieu. « Mais nul esprit n’existe en ces immensités », lit-on à la strophe précédente. Si ce n’est la leçon dernière du poème (et de Nerval, dont le rêve est sans terme à travers morts et renaissances), c’est du moins la voix d’une tentation désolée. Et c’est l’opposé absolu du « pur esprit » des « Vers dorés » qui, « comme un œil naissant », était deviné « sous l’écorce des pierres ».


Le contraste entre les deux poèmes de Nerval n’exprime pas une ambivalence propre au seul Nerval. Cette ambivalence reparaît chez Baudelaire. Il suffit de confronter deux poèmes des Fleurs du mal : « Correspondances » et « Les aveugles ». Le premier de ces poèmes élève une image de la nature où « l’homme passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers ». Mais, dans le second, le poète s’identifie aux aveugles qui lèvent vers le ciel vide « leurs globes ténébreux ». Si le poète, quant à lui, n’est pas privé de la faculté de « contempler » le geste pathétique des aveugles, il est « plus qu’eux hébété » et il sait qu’ils n’ont rien à découvrir dans les hauteurs célestes : « Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ? » Le poète a donc prêté sa voix tour à tour à l’intuition d’une surréalité où circulerait un sur-regard, et à la hantise d’une cécité universelle, où l’aveuglement des hommes aggraverait la vacuité d’un espace infini abandonné par la divi­nité. Dans ce « tableau parisien », ténèbres célestes et ténèbres humaines se multiplient les unes par les autres. Comment ne pas remarquer, de surcroît, que les aveugles, dans ce sonnet, sont dits « pareils à des mannequins »? Non vraiment des statues, mais ce que deviennent les statues, quand elles sont privées de regards, comme il adviendra dans les tableaux de Chirico.

Baudelaire aura ainsi inscrit dans son livre la présence d’un regard universel issu d’une « forêt de symboles », pour pouvoir plus durement en dire la perte. Ce non-regard n’est toutefois pas un terme final. Dans l’avant-dernière strophe du poème conclusif « Le voyage », c’est la Mort, « vieux capitaine », qui est apostrophée, comme si elle était le dernier confident, le seul complice :
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Une source de lumière, figure claire, se détache sur l’immense fond obscur. Un foyer rayonnant reste éveillé, dans l’imminence du naufrage, et c’est le « cœur » de ceux qui se précipitent vers « l’inconnu ».
« Quel regard dans ces yeux sans prunelle ! »

Baudelaire est sans doute le poète qui a le plus obstinément interrogé le regard des statues. Les admirables pages consacrées à la sculpture dans le Salon de 1859 sont particulièrement importantes[19]. Dès le début de ce texte, les statues exercent une surveillance et un commandement silencieux:

Au fond d’une bibliothèque antique, dans le demi-jour propice qui caresse et suggère les longues pensées, Harpocrate, debout et solennel, un doigt posé sur sa bouche, vous commande le silence. [...] Apollon et les Muses, fantômes impérieux, dont les formes divines éclatent dans la pénombre, surveillent vos pensées, assistent à vos travaux, et vous encouragent au sublime.

Lecteurs psychanalystes vous serez peut-être tentés de lire dans ce commandement celui du refoulement et de la per- laboration. Mais voici, à la page suivante du même texte, d’autres commandements encore. Sur les places publiques, les personnages sculptés - figures de poètes, de soldats, de savants ou de saints - sont les signes d’une transcendance du devoir, ou de la tyrannie du surmoi :
Sur les places publiques, aux angles des carrefours, des person­nages immobiles, plus grands que ceux qui passent à leurs pieds, vous racontent dans un langage muet les pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la science et du martyre[20]. Les uns montrent le ciel, où ils ont sans cesse aspiré, les autres désignent le sol d’où ils se sont élancés. Ils agitent ou contemplent ce qui fut la passion de leur vie et qui en est devenu l’emblème : un outil, une épée, un livre, une torche, vitaï lampada ! Fussiez- vous le plus insouciant des hommes, le plus malheureux ou le plus vil, mendiant ou banquier, le fantôme de pierre s’empare de vous pendant quelques minutes, et vous commande, au nom du passé, de penser aux choses qui ne sont pas de la terre.

Le commandement peut s’exprimer aussi dans la supplica­tion d’un mort, « fantôme décharné et magnifique », soulevant « l’énorme couvercle de son sépulcre pour vous supplier, créature passagère, de penser à l’éternité ».

Les statues féminines, dans leurs exemples imaginés, sont toutes associées à l’eau ou aux larmes :
Au détour d’un bosquet, abritée sous de lourds ombrages, l’éternelle Mélancolie mire son visage auguste dans les eaux d’un bassin, immobiles comme elle. Et le rêveur qui passe, attristé et charmé, contemplant cette grande figure aux membres robustes, mais alanguis par une peine secrète, dit : Voilà ma sœur ! [...] Et au coin de cette allée fleurie qui mène à la sépulture de ceux qui vous sont encore chers, la figure prodigieuse du Deuil, prostrée, échevelée, noyée dans le ruisseaù de ses larmes, écra­sant de sa lourde désolation les restes poudreux d’un homme illustre, vous enseigne que richesse, gloire, patrie même, sont de pures frivolités, devant ce je ne sais quoi que personne n’a nommé ni défini, que l’homme n’exprime que par des adverbes mystérieux tels que : peut-être, jamais, toujours ! et qui contient, quelques-uns l’espèrent, la béatitude infinie, tant désirée, ou l’angoisse sans trêve dont la raison moderne repousse l’image avec le geste convulsif de l’agonie.

L’esprit charmé par la musique des eaux jaillissantes, plus douce que la voix des nourrices, vous tombez dans un boudoir de verdure, où Vénus et Hébé, déesses badines qui présidèrent quelquefois à votre vie, étalent sous des alcôves de feuillage les rondeurs de leurs membres charmants qui ont puisé dans la fournaise le rose éclat de la vie.

À l’évidence, ces statues sont sororales et maternelles. On vient de reconnaître dans Vénus et Hébé les doubles de la « Pomone de plâtre » et de la « vieille Vénus » qui apparaissent dans l’admirable poème adressé par Baudelaire à sa mère (« Je n’ai pas oublié, voisine de la ville»...). D’autres échos se laissent percevoir dans Les Fleurs. L’allégorie du Deuil fait pen­ser à la fois à « l’immense majesté » des « douleurs de veuve » d’Andromaque (« Le cygne », dans les Tableaux parisiens) et au « magnifique fleuve » des pleurs de la « vraie face » dans la description poétique d’une statue qui tient un masque souriant à la main[21]. Baudelaire, dans le texte-promenade du Salon de 1859 que nous venons de parcourir de façon discontinue, a ménagé l’apparition alternante de personnages qui commandent impérieusement (à la limite, ils exercent une tyrannie) et de figures féminines marquées par le regret ou la douleur comme le fut la Niobé légendaire, et qui sont à la fois des figures de la fécondité « robuste » et des victimes pathétiques.
Quel que soit le geste, dans le commandement comme dans le chagrin, l’éternité est de la partie. La statue surpasse la tem­poralité humaine et marque une supériorité ontologique. Les statues sont l’en-soi de la gloire ou du chagrin. Du fait de leur achèvement, elles éveillent dans le spectateur la culpabilité de son inachèvement. En langage intime, dans le texte de Bau­delaire, les statues imposent le devoir d’écrire, ou rappellent le chagrin de la mère. Et Baudelaire d’ajouter, après sa magnifique énumération de sculptures exemplaires :
Ici, plus qu’en toute autre matière, le beau s’imprime dans la mémoire d’une manière indélébile. Quelle force prodigieuse l’Egypte, la Grèce, Michel-Ange, Coustou et quelques autres ont mise dans ces fantômes immobiles ! Quel regard dans ces yeux sans prunelle!

Il s’agit là d’une écriture (le beau « s’imprime »), mais d’une écriture tracée dans la mémoire par le regard issu de la pierre. Le message que la forme a imposé à la pierre et que celle-ci imprime dans la mémoire - on vient de le constater - est une invitation à penser au-delà des choses de la terre : à 1’« éternité », à la « béatitude infinie », à l’indéfinissable qui ne peut être exprimé qu’adverbialement : « peut-être, jamais, toujours ». C’est une leçon héritée des Vanités baroques. La perfection visible de la statue (dont le matériau est la terre même) renvoie le regard imparfait des humains vers les perfections immatérielles de la promesse théologique.
« Avec sa jambe de statue »

On sait combien l’invention de Baudelaire se plaît à rap­procher les contraires sans les réconcilier : c’est un art de l’oxymore. Baudelaire pouvait être particulièrement attiré par celui qui consiste à attribuer le regard à un œil sans prunelle. Et l’expression que nous venons de relever ici n’est pas une trouvaille occasionnelle. C’est chez Baudelaire un motif insistant. Il convient, notamment, d’en relever les liens avec l’idée qu’il propose de la modernité.


Nulle part, en effet, l’oxymore n’est plus évident que lorsque le poète, dans son essai sur Constantin Gtiys, définit le beau et la modernité : « Le beau est toujours, inévitablement, d’une composition double[22] [...]. La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moi­tié est l’éternel et l’immuable[23]. » Des inventions passagères de la mode, l’artiste, comme un « parfait chimiste[24] », saura « extraire » une beauté mystérieuse, capable d’éternité. Alors « la modernité » sera « digne de devenir antiquité[25] ». L’image de la statue antique affleure dans cet essai, lorsque Baudelaire évoque les gravures de mode de l’époque révolutionnaire : « L’idée que l’homme se fait du beau s’imprime dans tout son ajustement [...]. L’homme finit par ressembler à ce qu’il voudrait être. Ces gravures peuvent être traduites en beau et en laid ; en laid, elles deviennent des caricatures ; en beau, des statues antiques[26]. » Il n’y a rien d’incompatible, dans cette beauté statuaire, avec l’attrait que peuvent exercer des tissus nouveaux, tout récemment produits par nos fabriques. Par exemple, suggère Baudelaire, une «étoffe [...] soulevée, balancée par la crinoline ou les jupons de mousseline empe­sée ».


Soulever, balancer ! L’on a reconnu ici le geste de la « Passante[27] ». L’oxymore est cette fois une statue qui marche (« avec sa jambe de statue »). La passante est dite « agile et noble », et l’on pense aussitôt à l’agilité et à la noblesse que l’un des premiers poèmes des Fleurs du mal attribuait, avec de volontaires fausses notes, aux habitants d’une idéale Antiquité peuplée de statues :


J’aime le souvenir de ces époques nues,
Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues.
Alors l’homme et la femme en leur agilité Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,
Et, le ciel amoureux leur caressant l’échine,
Exerçaient la santé de leur noble machine[28].


Le poème « À une passante » établit initialement le fond du vacarme urbain. Pour le lecteur qui a parcouru Les Fleurs du mal, la femme « en grand deuil » de ce sonnet rappelle les autres endeuillées, les autres femmes au regard qui tue et qui sont parfois des figures de pierre (notamment dans les poèmes XVII, XVIII, XX, XXXIX, etc., des Fleurs du mal). Elle est donc, dans la rue de Paris, dans l’acuité du présent, la descendante des allégories que sont « La beauté » (XVII) et « Le masque » (XX). De plus, dans le contexte historique multiséculaire du genre poétique du sonnet, la passante en grand deuil est la descendante de la dame en blanc, de la Béatrice - destinée à rejoindre l’éternité, il grande secolo - du canzoniere de la Vit a Nuova.


Il faut relire la scène où Béatrice adresse un premier salut au poète. La prose de Dante raconte une rencontre dans la rue : « Après que furent passés assez de jours pour que fussent accomplies les neuf années suivant l’apparition susdite de cette très noble enfant, au dernier de ces jours il advint que cette admirable dame m’apparut vêtue d’une très blanche couleur, au milieu de deux nobles dames, qui étaient plus âgées. Passant dans une rue, elle tourna les yeux vers l’endroit où j’étais, plein d’effroi. De par son ineffable courtoisie, qui est aujourd’hui récompensée au monde d’en haut, elle me salua si vertueusement qu’il me sembla voir alors le sommet de la béatitude[29].


» Une confrontation de la scène racontée par Dante, du sonnet qui lui fait suite dans ce même passage, avec le sonnet de Baudelaire donnerait lieu à un infini commentaire différentiel. Qu’il suffise de rappeler qu’après la rencontre dans la rue Amour apparaît en rêve à Dante : Amour en personne tient en sa main le cœur du poète, dont se repaîtra la dame destinée elle-même à la mort, et c’est cette vision nocturne qu’évoque le sonnet italien :
« Quand soudain Amour m’appa­rut / dont le souvenir de l’aspect m’épouvante[30] » (« M’apparve Amor súbitamente, / Cui essenza membrar mi dà orrore. »). La rue (;nella via) apparaît donc dans la prose introductive de Dante, mais ce n’est pas une rue qui fait violence au poète, comme ce sera le cas dans le sonnet des Tableaux parisiens. Les deux « nobles dames » (« gentil donne ») escortant Béatrice auront disparu et fait place, chez Baudelaire, à la seule rue hurlante, singulier collectif lu aujourd’hui comme un synonyme de « la foule ». Mais la soudaineté, le sursaut sont communs aux deux sonnets : au « soudain » (.súbitamente) de Dante répond, à des siècles de distance, le soudainement de Baudelaire. La réflexion à ce propos ne doit pas s’en tenir au seul rappel de l’instan­tanéité de Xinnamoramento en coup de foudre, ni seulement observer comment, chez les deux poètes, la perte s’inscrit dès l’évocation de la rencontre.


À UNE PASSANTE
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !


Le mot « statue », en fin de vers, conclut la longue phrase descriptive initiale. Reportant son regard sur le vers suivant, le lecteur découvre le sujet « Moi », qui se dresse et s’antépose, comme provoqué par la découverte de la forme parfaite de la jambe. S’il y a choc dans ce poème, c’est dans la séquence statue- moi. En écoutant la musique sous-jacente, on peut entendre aussi, à bien plaire, deux pronoms personnels : tu-moi, et plus lointainement l’impératif : tue-moi. Les mots qui se suivent ne sont séparés que par la ponctuation, c’est-à-dire par le point final de la phrase descriptive, et l’écart de position d’une ligne à l’autre, entre dernière et première syllabe de deux alexandrins successifs. Il y a donc ici tout ensemble contact et rupture. Pour y voir plus clair, contentons-nous de souligner la disposition graphique des deux extrêmes. Cela donne :


[...] statue.
Moi, je buvais [...]
Le regard du poète, à l’instant de la plus grande proximité, remonte brusquement de la jambe à l’œil, pour rencontrer la merveille que sera le regard d’une statue qui marche et qui, dans 1’« escrime » parfaite d’une rime riche, « tue ». On retiendra que le premier quatrain a déjà offert deux rimes féminines centrales en -tueuse : « majestueuse », « fastueuse ». Pour l’intelligence du texte, il ne faut certes pas démembrer les mots en phonèmes, mais pour l’inconscient du lecteur comme pour celui du poète, ces rimes ne sont pas innocentes. Assurément, je ne mets pas ces surentendus ou sous-entendus sur un pied d’égalité avec le sens obvie.


Je laisse aux pervers le plaisir de les proposer à la place du sens obvie, au nom de la polysémie des phonèmes et du pullulement des homonymes. On ne peut se dispen­ser de reconnaître un sens prioritaire, sous peine d’accueillir tous les contresens. Les variantes de lecture ou d’écoute que j’évoque ici sont bel et bien des malentendus. Leur donner trop d’importance, les laisser prévaloir, ce serait abolir la source de lumière au nom de son halo et défigurer la poésie. Mais c’est le propre aussi de la poésie de comporter à chaque instant, dans son sillage, une traînée scintillante de malentendus. Les consonnes d’appui d’une rime sont aussi importantes que son genre masculin ou féminin.


« Belle comme un rêve de pierre »

« Statue. Moi, je buvais [...] » Devons-nous, dans l’intervalle des mots, quand le regard du poète se porte de la jambe à l’œil, imaginer une « perte de l’aura », comme le suggérait Walter Benjamin à propos des Tableaux parisiens[31] ? J’y verrai, quant à moi, l’exact équivalent de l’état de peur où se trouve Dante (molto pauroso) dans la rue, et de ïorrore à l’aspect d’Amour allégorisé dans le rêve, dont parlent le récit introductif et le sonnet de Dante. Et ce serait donc là, chez Baudelaire, plutôt, un retour de l’aura, sur fond de banalité chaotique. Assurément évidente est la pétrification du poète, la crispation qui fait de lui une autre statue, momentanée.


Comme si, de ce fait, la passante possédait un pouvoir médusant. Et comme si, face à la beauté antique ainsi renouvelée, le poète comparable à « un extravagant » se sentait figé dans sa propre caricature (selon la théorie des transformations antithétiques énoncée dans l’essai sur Guys). De même que Nerval, plus naïvement, désirait être allaité par les statues-chimères de Schônbrunn, le poète boit le redoutable breuvage que dispense l’œil de la passante : non la substance nourricière, mais l’impalpable poison, la fascination dangereuse et la magie d’une mise à mort. Or paradoxalement, à travers ce qui promettait la mort dans ce regard, le poète s’est senti « renaître ». Singulière et rapide succession des contraires ! Plus rapide encore est la succession de l’éblouissement et de la cécité :


«Un éclair... puis la nuit!» En ce moment culminant, le poème renouvelle et rend suraiguë une opposi­tion que nous avions rencontrée chez Nerval et dans d’autres textes de Baudelaire. Opposition entre une toute-voyance spirituelle (proclamée dans certains poèmes) et la noirceur (dans d’autres poèmes) qui envahit l’univers entier du fond de l’orbite du Dieu mort. Opposition entre lumière et ténèbres qui n’a d’égale en intensité que l’énigmatique annonce faite par Nerval, dans sa dernière lettre, de son imminent suicide : « La nuit sera noire et blanche. » Le fond, toutefois, sur lequel s’enlève l’apparition de la passante n’est qu’un lieu terrestre : la « rue assourdissante ». Plus d’horizon théologique dans la scène de rue, sinon quand apparaît fugitivement l’hypothèse d’un revoir « dans l’éternité », réfutée au vers suivant par un « jamais » que l’italique rend irrévocable[32]. Tout se contracte dans un laps de temps extrêmement bref et entre deux seuls personnages. Il y a bien un ciel dans « À une passante », mais il est dans l’œil même de la femme. Et, selon le principe de l’association des contraires, cette prunelle contient l’immensité de « l’ouragan ». Mais nul théâtre angélique ou infernal, et point d’entités personnifiées ni d’allégories déclarées par leurs majuscules, comme en contiennent tant d’autres poèmes de Baudelaire.

Si le poème aujourd’hui nous touche si profondément, c’est bien parce qu’il ne parle que de l’ici-bas, et d’un amour qui n’a pas eu lieu. Il narre à l’imparfait ce qui fut proximité pour devenir aussitôt distance. Le poème, qui commence dans le fortissimo du vacarme extérieur, s’achève dans le pianissimo d’une apostrophe murmurée, point d’orgue qui éternise un inachèvement. Vaine apostrophe, qui sait qu’elle n’atteindra pas sa destinataire, et qui parcourt toutes les dimensions du temps. Après l’imparfait et le passé narratifs, après le futur interrogatif (« ne te verrai-je plus » ?), l’unique vers où appa­raît le présent grammatical marque le point temporel où les deux passants se sont déjà éloignés l’un de l’autre, vers des destinations qu’ils ignorent tous deux. « Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais. » Dans le monde antique idéalisé, nous l’avons vu, les amants s’étreignaient, ils « jouissaient sans mensonge et sans anxiété ». Ici, dans l’avant-dernier vers de « La passante », le chiasme de l’énoncé, loin d’unir les deux êtres, les écarte l’un de l’autre. Le « je » est en situation initiale et finale dans le vers, les deux « tu » sont au centre, avec la seule syllabe « fuis » intercalée. L’afflux imaginé de l’espace (« bien loin ») et du temps (« trop tard ») a désormais produit la séparation. Le « je » est comme divisé entre son ignorance et son mouvement sans but. Au double regard de la rencontre a succédé le double non-savoir.


Le regard du poète reste obstinément fixé sur une image disparue. « O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! » La surprenante invocation du dernier vers tente de retenir le passé et d’en recomposer le sens. Telle une fiction que la conscience constituerait avec les éléments mnésiques qui lui restent. C’est l’acte de la retentio, selon la terminologie des phénoménologues. Le premier mouvement d’une recon­naissance de la perte et de l’ignorance (« j’ignore », « tu ne sais ») est ainsi démenti : la perte n’est plus acceptée. La perte fait l’objet d’une dénégation, ce qui permet d’adresser à l’image aimée, trop tard, un reproche monologué : « Toi qui le savais ! » Les derniers mots du poème affirment pour la première fois une pensée de la passante, or cette pensée n’est que le miroir imaginaire du sentiment qui s’énonce trop tard dans la déclaration du poète. L’amour veut survivre, mais ne le peut que dans le temps verbal du conditionnel passé. Il se conjugue, cet amour, sur le mode d’une ranimation fantasmatique de l’impossible. Prise au piège du regret, la parole du poète renverse en un illusoire savoir (« toi qui le savais ») ce qui avait été le constat trop évident d’un non- savoir (« tu ne sais »). Cet attachement à un passé désormais impossédable, cette inaptitude à s’en détacher, cette volonté d’inverser l’impossibilité en un fantôme de possibilité, c’est sans doute l’une des plus magnifiques expressions qui aient jamais été données de la conversion de l’état amoureux en état mélancolique. Je n’en parle pas ici comme d’un fait biographique, mais comme d’une magistrale mise en scène poétique d’un événement dont nous ne saurons jamais s’il a été vécu autrement que dans la composition du poème.

Souhaiterait-on que Baudelaire nous le dise de manière plus explicite ? Il le fait par le détour, cette fois, de l’allégorie, dans le poème en prose « Le fou et la Vénus ». Sous le regard du poète-narrateur, dans le décor d’un parc opulent surchauffé par un grand soleil d’été, un fou de cour, « un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois », s’afflige au pied d’une colossale statue de Vénus. Les parcs où Watteau et Fragonard ont dressé des statues analogues sont plus ombreux. Mais Bau­delaire a besoin de tracer une figure sombre sur fond d’intense luminosité. Dévoré de tristesse, le fou implore l’amour de la statue. Il « lève des yeux pleins de larmes vers l’immortelle Déesse » :
Et ses yeux disent : - « Je suis le dernier et le plus solitaire des humains, privé d’amour et d’amitié, et bien inférieur en cela au plus imparfait des animaux. Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l’immortelle Beauté ! Ah ! Déesse ! ayez pitié de ma tristesse et de mon délire ! »
Mais l’implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre[33].

La séparation est infinie. Par la force des choses, les deux regards n’ont pu se rencontrer, contrairement à ceux du couple fugitif qui se croise dans la rue parisienne. Le regard de la statue colossale a toujours été fixé au loin, tout en restant noyé dans l’opacité du marbre. La supplication du bouffon
-    mélancolique ou hystérique au gré de notre interprétation - méconnaît la dure réalité de la pierre. Le suppliant s’obstine dans un appel qui ne peut qu’être frustré, et qui paraît se complaire dans la douleur de la frustration. La scène du parc, dans un décor et sous des vêtements d’un esthétisme délibérément anachronique, est la version statique de la décla­ration d’amour rétrospective du poète à la passante disparue. Mais l’indifférence de la statue définitive prend ici, de façon beaucoup plus accentuée, le sens d’une hostilité cruelle. Cette Vénus, qui est dite « implacable », appartient à la grande famille des tyrans baudelairiens. D’autres statues ne sont pas moins implacables ; ainsi la Beauté, « belle comme un rêve de pierre », et dont l’œil « sait fasciner ces dociles amants[34] », comme l’œil de la passante.

L’expérience mélancolique est au premier chef un condensé d’agression et de souffrance : elle est en même temps, nous l’avons vu, une sensation de déperdition vitale, de pétrification. La statue et son regard sont aptes à figurer synthétiquement tous ces éléments. Baudelaire, dans « Spleen », à la fin de ses successives attributions de rôles, s’est figuré lui-même sous les espèces d’un « granit entouré d’une vague épouvante, / Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux ». Il s’est vu et senti devenir un « vieux sphinx ignoré du monde insoucieux ». L’une des inventions de son imagination mélancolique fut donc non seulement de dresser tout un groupe de statues, mais encore


de les rejoindre. Ni en pleine ville, toutefois, ni dans le parc d’un château, mais dans le plus profond exil, où le regard se perd dans une brumeuse indétermination. La seule ressource est de chanter à la tombée de la nuit, « aux rayons du soleil qui se couche[35] ».




2. Genèse, XIX, 26.

1. Gérard de Nerval, Pandora, Œuvres complétés, op. cit., t. III, 1993, p. 655-656. Les italiques sont de Gérard de Nerval, comme tous les italiques dans les citations de Nerval qui suivent.

2. Gérard de Nerval, Aurélia, O. C., op. cit., p.

1. Baudelaire, Œuvres complètes, éd. par Claude Pichois, t. II, Paris, Gallimard, « Pléiade », p. 669-671, pour ce qui suit également. Pour une

approche générale, Marcel Raymond, « Baudelaire et la sculpture », dans Être et dire, Neuchâtel, La Baconnière, 1970, p. 167-177.




[1] Voir l’étude de Jean Clair, «Sous le signe de Saturne, notes sur l’allégorie de la Mélancolie », Cahiers du Musée national d'art moderne, 7/8, 1981, p. 177-207.
[2] Ovide, Métamorphoses, livre XIV, v. 698-761.
[3] Ovide, Métamorphoses, livre X.
[4]    Ibid.
[5] Ovide, Métamorphoses, livre X, v. 220-502. Hasard ou dissémi­nation des mythes ? L’union incestueuse de Myrrha avec son père ivre fait penser aux filles de Loth. J. G. Frazer, dès 1906, dans Adonis Attis Osiris, a rattaché aux cultes d’Aphrodite-Astarté l’histoire de Pygmalion, de Cinyre et de Myrrha. La prostitution des Propétides n’est pas étran­gère à cet ensemble de cultes du Moyen-Orient. Un historien ancien, Philostephanus, dit que Pygmalion a sculpté une statue de Vénus. La préface que Frazer écrit pour la troisième édition de son ouvrage, en 1914, est émouvante. Il doute qu’il parvienne à résoudre les problèmes de sa recherche. C’est une tâche inachevable, à laquelle il s’obstine sans raison, car quelque chose d’inconnu, en lui, l’incite à combattre l’ignorance sur la diffusion des mythes.
[6] En épigraphe de son Esprit des lois, Montesquieu extrait d’Ovide l’expression qui désigne une progéniture produite sans mère : Prolem sine matre creatam (Métamorphoses, livre II, v. 553). Ajoutons que, dans une ébauche d’André Chénier, le désir féminin pour la statue masculine produit une métamorphose en sens inverse. Une jeune fille, étreignant amoureuse­ment la statue d’un adolescent, devient statue elle-même. Une peinture de Delvaux en est l’exacte illustration (sans doute involontaire).
[7] Le fragment ne va pas jusqu’à l’entrée en scène d’Iphis lui-même.
[8] Rousseau n’attribue qu’assez discrètement à son personnage la gynophobie qui marque si nettement le Pygmalion d’Ovide, effrayé par l’inconduite des Propétides et façonnant sa compagne de ses propres mains. Mais il n’est pas malaisé de discerner cette gynophobie chez Rousseau lui-même, aussi bien dans les conseils prodigués à Emile qu’en maint épisode des textes autobiographiques. Il ne se sent en sécurité qu’à l’intérieur de la sphère du moi. À la fin du mélo­drame de Rousseau, Galathée, dans un premier geste, « se touche et dit : Moi ». Puis elle touche Pygmalion, en disant « avec un soupir : Ah ! encore moi ».
[9]  Jean-Jacques Rousseau, Pygmalion, Œuvres complètes, t. V, Paris, Belin, 1817, p. 194.
[10]  Ibid., p. 195.
[11] Gérard de Nerval, Les Filles du feu, « Les Chimères », Œuvres complétés, sous la direction de Jean Guillaume et de Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Pléiade », t. III, p. 651.
[12]  Corilla, O. C., op. cit., t. III, p. 422.
[13]  Ibid.
[14] Le grand trouble, dans la folie de Nerval, concerne la reconnaissance des identités. Les identités humaines et divines migrent de personne à per­sonne. Reconnaître une personne dans une autre peut être une illusion, et il le sait. Ne pas reconnaître, une faute impardonnable.
[15] Ibid.
[16] Dans un autre texte de Nerval, c’est la mère divine, Isis, qui « disparaît et se recueille dans sa propre immensité ». Voir Les Filles du feu, dans O. C., op. cit., t. III, p. 620. Mais c’est aussi la Treizième, et donc Artémis...
[17] Aurélia, O. C, op. cit., t. III, p. 710.
[18] « Elftes Blumenstück » de Siebenkàs, voir Claude Pichois, L'Image de Jean-Paul Richter dans les lettres françaises, Paris, Corti, 1963.
[19] «Les Chimères. Le Christ aux oliviers», Les Filles du feu, O. C., op. cit., t. III, p. 648-651. Il faudrait examiner tout le développement du poème, et le sauvetage, au dernier vers, de « celui qui donna l’âme aux enfants du limon ». Rappelons-le, dans la série des « Chimères » comme dans celle des Petits Châteaux de Bohême, les « Vers dorés » sont toujours en position finale. Et à l’une des dernières pages d'Aurélia, on lit : « Tout vit, tout agit, tout se correspond ; les rayons magnétiques émanés de moi- même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées ; c’est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles » (O. C., op. cit., t. III, p. 740).
[20] On lit dans Mon cœur mis à nu : « Il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat », O. C., op. cit., t. I, p. 693.
[21] « Le masque », d’après une œuvre du sculpteur Ernest Christophe, poème XX des Fleurs du mal.
[22] Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, O. C., op. cit., t. II, p. 685.
[23] Ibid., p. 695.
[24] J’emploie l’expression qui apparaît dans le projet d’épilogue (O. C., op. cit., t. I, p. 192) : « Soyez témoin que j’ai fait mon devoir / Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. »
[25] Ibid.
[26] Ibid., p. 684.
[27] Les Fleurs du mal, XCIII, « À une passante ». Sur les rapprochements biographiques et littéraires appelés par ce poème, voir l’édition Crépet-Blin des Fleurs (Paris, José Corti, 1942), p. 460-461. Le commentaire de «À une passante » constitue l’épilogue du livre de Jérôme Thélot, Baudelaire. Violence et poésie, Paris, Gallimard, 1992.
[28] Les Fleurs du mal, V.
[29] « [...] Ne l’ultimo di questi die avenue che questa mirabile donnaparve a me, vestita di colore bianchissimo, in mezzo di due gentil donne, le quali erano di più lunga etade ; e passando per una via, volse li occhi verso quella parte ov’io era molto pauroso, e per la sua ineffabile cortesía, la quale è oggi meritata il grande secolo, mi salutoe molto vituosamente, tanto che me parve allora vedere tutti li termini de la beatitudine », Dante, Œuvres complètes, traduction nouvelle sous la direction de Christian Bec, La Pochotèque, Le Livre de Poche, 1996, Vie nouvelle, III, p. 28-29.
[30] Ibid., p. 30.
[31] « Ueber einige Motive bei Baudelaire », dans Charles Baudelaire, éd. par Rolf Tiedemann, Francfort, Suhrkamp, p. 103-149 et en particulier p. 119; en français, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, 1979, p. 169-171. Voir K. Stierle, Der Mythos von Paris, Munich, Hanser, 1993, p. 789-811.
[32] L’éternité, c’était aussi, dans le texte théorique du Salon de 1859, l’horizon de la sculpture, et ce texte regroupait aussi les deux adverbes « peut-être » et « jamais ».
[33] « Le fou et la Vénus », Le Spleen de Paris, VII, O. C., op. cit., t. I, p. 283-284. L’allégorie, dans ce texte, concerne l’art. À titre de comparai­son, il convient de relire la scène dernière du Conte d’hiver de Shakespeare, où Hermione, fausse statue, descend du piédestal pour révéler qu’elle est restée vivante. Dans sa Préface (Mercure de France, 1994 ; « Folio »), Yves Bonnefoy analyse le « débat sur l’art » contenu dans ce texte admirable, et notamment la scène de la statue (p. 20-22).
[34] Les Fleurs du mal, XVII, O. C., op. cit., t. I, p. 21.
[35] Les Fleurs du mal, LXXVI, 0. C., op. cit., t. I, p. 73. Cet allongement de sphinx se retrouve aussi, de manière plus distante et ludique, dans les tercets des « Chats », qui jouent sur la relativité dimensionnelle. Les attri­butions successives de rôle, ici, concernent bien entendu l’animal. Or les chats sont les êtres explicitement désignés comme objet d'amour pour « les amoureux fervents et les savants austères ». Ce n’est pas abuser de la poétique freudienne que de reconnaître la part très grande du moi qui s’investit et se projette dans cet objet d’amour. Le poème a beau être de type « parnas­sien », la composante d’autofiguration, comme partout chez Baudelaire, est considérable. Baudelaire est assurément un « amoureux fervent », mais c’est un amoureux qui aspire à posséder les qualités du savant. Disons alors que les deux catégories d’amants des chats fusionnent en ce qu’ils aiment. En effet, Baudelaire n’a cessé de revendiquer pour l’artiste et pour lui-même les qualités de « l’âme sainte » et conjointement celles du savant austère (il a voulu être « parfait chimiste », il évoque les « austères études » du poète, 1’« austère enchantement » que recherche le sculpteur, etc.). Il y a lieu de réfléchir sur le rôle de la conjonction et dans tout ce poème délibérément mineur. Après tant de commentateurs qui se sont acharnés sur « Les chats », je ne voudrais porter ces remarques que d’une main très légère, et dans les catacombes d’une note finale.

Le regard des statues, conférence de Jean Starobinski, professeur honoraire à la Faculté de lettres de l'Université de Genève, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, Département d'architecture, Lausanne, mercredi 17 mars 1999.

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